Climat: l'échec
moral de notre génération
Karel Mayrand - Directeur général
pour le Québec, Fondation David Suzuki, président de Réalité climatique Canada
d'Al Gore et auteur d'Une voix pour la Terre (Boréal, 2012).
Si vous avez 27 ans ou moins, vous
n'avez jamais connu un mois où la température globale était sous la moyenne
historique. Selon le NOAA, juillet 2012 était le 329e mois consécutif où la
température globale était au-dessus de la normale. Vingt-sept ans, c'est aussi
à quelques années près le temps consacré à la lutte contre les changements
climatiques. Quels sont les résultats d'une génération d'efforts ? Les
émissions globales de gaz à effet de serre (GES) ont augmenté de plus de 45 %
depuis 1990 au lieu de diminuer. Elles ont atteint 34 milliards de tonnes en
2011.
Les concentrations de GES dans
l'atmosphère sont passées de 350 à plus de 390 ppm depuis 1990.
La température moyenne de la planète a
augmenté de près d'un degré Celsius (1,5 Fahrenheit) par rapport à l'ère
préindustrielle. Cette hausse est déjà suffisante pour provoquer d'ici 2020 la
disparition complète de la banquise qui recouvre l'océan arctique depuis plus
d'un million d'années. Elle a aussi contribué à des sécheresses historiques
comme celles vécues en Ukraine en 2010 et l'été dernier aux États-Unis et qui
ont provoqué une baisse de la production agricole, une augmentation du prix des
aliments et des crises alimentaires.
La compagnie de réassurances Munich Re
affirme dans un rapport publié en octobre 2012 que les dommages causés par les
catastrophes naturelles ont été multipliés par cinq en Amérique du Nord en
seulement trois décennies, pour atteindre 1060 milliards de dollars en 2011 en
plus de faire plus de 30 000 victimes aux États-Unis seulement. Un rapport
commandé par la CIA et d'autres agences américaines vient d'ailleurs de
conclure que les changements climatiques constituent une menace plus importante
à la sécurité nationale des États-Unis que le terrorisme.
L'impensable est devenu réalité. Nous
sommes entrés dans l'ère des changements climatiques, une ère de conséquences
et d'inconnu.
Tout cela avec un réchauffement qui
n'atteint pas encore un degré Celsius, et alors que ce même réchauffement
s'accélère au point qu'il est devenu virtuellement impossible de limiter le
réchauffement à deux degrés Celsius, soit le seuil fixé par la communauté
scientifique au-delà duquel le climat se dérègle irréversiblement. Cet objectif
est désormais hors d'atteinte.
La Banque mondiale nous apprenait la
semaine dernière que la planète se dirige tout droit vers un réchauffement
global de 4 degrés. À quoi ressemblerait un monde à +4 degrés de réchauffement
? Dans ce scénario digne des romans de science-fiction, des sécheresses
s'étendent à une grande partie de la planète. Les pénuries d'eau et les crises
alimentaires affectent l'humanité entière. Certaines régions du globe
deviennent trop chaudes pour être habitées. D'autres sont englouties par la
hausse du niveau de la mer. Ces changements provoquent des migrations massives.
La vie telle que nous la connaissons sur Terre change irréversiblement, avec
des conséquences encore inconnues pour l'humanité.
Ce scénario est celui auquel la
génération de mes enfants, nés en 2004, fera face. En l'espace d'une vie
humaine, le monde tel que nous l'avons connu depuis plus de milliers d'années
basculera radicalement et irréversiblement. Une génération après que l'alarme
eut été sonnée par les scientifiques, comment expliquer un tel échec ?
Cet échec est celui de nos institutions
politiques. Les bénéfices de la production du pétrole, du gaz et du charbon
sont concentrés dans les mains de quelques entreprises et de leurs
actionnaires. Mais les conséquences des changements climatiques sont diffuses
dans le temps et dans l'espace. En d'autres termes, ceux qui profitent de
l'inaction sont peu nombreux, bénéficient de ressources financières quasi
illimitées, et ont mis à profit des milliers de relationnistes et de lobbyistes
dans une campagne mondiale visant à contrer une action décisive sur le climat.
À l'opposé, ceux qui subissent et subiront les conséquences des changements
climatiques sont très nombreux, généralement pauvres et sans influence
politique, mais surtout répartis sur plusieurs générations à venir. Le rapport
de force est inégal, d'autant plus que nos institutions politiques demeurent
fondamentalement aveugles aux besoins et aux intérêts des générations futures.
Il s'agit aussi d'un échec moral.
Malgré les preuves qui s'accumulent jour après jour sur le caractère
irréversible des changements climatiques qui s'amorcent et qui placeront la
majorité de l'humanité en situation de survie d'ici la fin du siècle, nous
choisissons collectivement de faire primer les profits trimestriels de Suncor
ou d'Enbridge sur la vie de milliards d'hommes et de femmes pour des dizaines
de générations. Voir aujourd'hui nos leaders économiques et politiques faire
l'apologie du pétrole et du gaz devant une telle injustice ne peut mener qu'au
constat de leur échec moral. L'aveuglement et l'avidité ne pourront excuser
leurs actions devant l'Histoire.
Chaque génération fait face à des
échecs moraux : guerres, esclavage, génocides, répression des minorités et des
femmes. La liste est longue. Notre génération est celle qui préside à la
destruction irréversible des conditions climatiques qui assurent notre survie.
Nous sommes la première génération humaine en position de laisser derrière elle
une planète inhabitable pour celles qui viendront après elles.
La lutte contre changements climatiques
n'est pas une lutte pour la protection de l'environnement. Il s'agit d'une
lutte pour les droits des prochaines générations. Et face à la paralysie de nos
institutions, nous devons inscrire notre dissidence devant le choix de détruire
aujourd'hui, au bénéfice de quelques entreprises milliardaires, ce climat qui
est le plus précieux héritage que nous pouvons laisser derrière nous.
Lorsqu'elle a reçu le prix Nobel de la
paix en 2004, la regrettée Wangari Maathaï a prononcé cet appel moral qui peut
nous inspirer aujourd'hui : " Au cours de l'histoire, il vient un temps où
l'humanité est appelée à élever son niveau de conscience, à définir un nouveau
cadre moral. Un temps où nous devons dissiper la peur et nous offrir de
l'espoir. Ce temps est venu. " Ce temps est celui de notre génération,
devant l'Histoire et face à notre conscience.
Marie-Andrée Dupont
Marie-Andrée Dupont